Luminary, c'est quoi ?
Ils ont donc purement et simplement demandé le retrait de leurs oeuvres, dont certaines sont parmi les plus écoutés dans le monde comme The Daily du New York Times ou toutes les productions fraîchement achetées par Spotify (mais disponibles aussi via le fameux flux RSS sans utiliser l’application Spotify).
Depuis, Luminary a présenté des excuses, rétropédalé sur ses fonctionnalités en reprenant les descriptions d'épisodes telles qu'elles apparaissent dans le flux RSS, et a étendu la période d'essai à 3 mois pour certains utilisateurs. Mais ils n'ont jamais récupéré les plus gros podcasts dans leur catalogue. Et aucun chiffre n'a été communiqué sur la part d'écoute de podcast faite depuis ce lecteur.
Si vous êtes intéressé par le sujet, Bella K. a fait une review de l'app et du contenu ICI. Si vous ne lisez pas l'article, elle n’est pas convaincue.
Majelan navigue-t-il à vue ?
Et puis en Janvier 2019, Majelan annonce une levée de 4 millions d'Euros. C'est une première, jamais le mot million n'avait été utilisé en France (même pas pour les audiences d'un podcast en particulier). Alors le monde du podcast a vraiment regardé ce qui allait se passer. Autant d'argent dans un média qui n'a pas de modèle économique robuste, c'est surprenant.
Il y a un peu moins d'un mois, la responsable du contenu de l'entreprise a commencé à contacter beaucoup de créateurs afin de transmettre une FAQ et fournir des réponses sur les principales questions (disponible ICI). Mais le mail propose également de discuter de la publication des contenus, de leur mise en avant et de potentielles collaborations.
Une approche prônant la discussion avant l'action (en façade)
L'ajout manuel et consenti, contre l'ajout automatique et subi. C'est ca qui est le plus compliqué avec Majelan. Leurs contradictions. Il est impensable de croire que l'exemple de Luminary ne leur est pas revenu aux oreilles. Et pourtant, ils ont répété les mêmes erreurs.
Sont-ils vraiment identiques ou différents ?
Ils ont beaucoup de points communs : une forte levée de fonds, un modèle économique basé uniquement sur les abonnements pour écouter du contenu exclusif, la récupération de centaines de milliers de podcasts sans demander leur avis aux créateurs, des grands noms de l'audiovisuel pour créer du contenu exclusif.
Du côté de la technique, ce n'est pas brillant non plus. Les lectures faites depuis Majelan ne sont pas identifiées comme telles, aussi bien sur iOS (identifié comme Apple Podcast) que sur Android (identifié comme Autres), exactement comme avec Luminary. Cela empêche donc les créateurs de bloquer l'accès aux contenu via l'application. Les podcasts ou replay radio qui ajoutent de la publicité dynamiquement (testé avec l'After Foot de RMC du 29 mai) voient la réclame être supprimée quand on lit le podcast depuis Majelan (pour information, ce n'est pas la seule à faire cela). Enfin, l'application n'est pas stable, victime de son succès, et la fonction “recherche” en particulier n'est pas opérationnelle à la date de cet article.
Tout cela ressemble à de la précipitation. Il fallait sortir l'application maintenant sinon la prochaine fenêtre était septembre, surement trop tard par rapport au lancement de Sybel il y a un mois (plus de détails plus bas dans l’article). Mais cela impacte forcément la qualité du produit. Une infrastructure technique non scalable (beaucoup de problèmes techniques, notamment sur la recherche, victime de son succès après le passage chez Quotidien), une application Android pas disponible le jour de la sortie alors que le système d’exploitation représente 85% du marché mobile. Cela ressemble à une sortie d'un jeu vidéo AAA qui n'est pas fini et qui sera patché dans les prochains jours. Le respect du planning avant les tests et la qualité du produit fini.
Est-ce que tout est à jeter dans Majelan? Non.
Autre fait notable, Majelan étant incarné par Mathieu Gallet, sa présence sur de nombreux plateaux télé (dont Quotidien mardi soir) et l’intérêt qu’il suscite auprès de nombreux titres de presse permet de faire découvrir ce qu'est le podcast au plus grand nombre. Pour rappel, la dernière fois que le podcast avait été cité, c'était pendant l’affaire de la ligue du lol.
Enfin, leur communication depuis le lancement sur les réseaux sociaux est bonne et réactive. Beaucoup de messages leur sont envoyés via Twitter, le ton est cordial et prévenant. Sauf avec Radio France.
Le droit et la morale
Radio France a choisi les lieux où ses contenus sont accessibles. Et elle privilégie les applications réalisées par des indépendants (Overcast et Podcast Addict sont gérés par une seule personne) plutôt que par des grosses entreprises. L'exception à cette règle est Apple, qui pendant longtemps (on pouvait écouter des podcasts sur iTunes en 2004) était le seul lecteur disponible sur l'environnement Apple. Et ils n'ont jamais forcé quiconque à être présent sur leur application. C'est ce qu'on appelle de l'opt-in. Du fonctionnement par inclusion, à la demande du créateur. Spotify, Deezer fonctionnent sur le même principe.
Majelan a procédé à de l'opt-out, comme la plupart des lecteurs de podcast. Ils se basent sur le catalogue iTunes d'Apple pour récupérer tous les podcasts abonnés et les inscrire dans leur propre base de données, sans demander l'avis aux créateurs.
Est-ce légal de faire cela ? Dans 99% des cas, oui. Le podcast se base sur le flux RSS, une technologie de référencement d'éléments, gratuite, et qui permet de récupérer tous les épisodes d'un podcast gratuitement. Et c'est un argument qui est mis en avant par Mathieu Gallet, le seul à s’exprimer depuis le lancement de l’application, pour expliquer la présence de 280'000 podcasts au sein de son catalogue. Donc sauf présence de CGU (Conditions Générales d’Utilisation) indiquant le contraire, ceci est légal.
Est-ce moral ? Non. Toutes les nouvelles applications de lecture ou d'hébergement de podcasts n'ont pas procédé à de l'opt-out pour débuter.
Le contre-exemple Sybel
Elle a levé 5 millions d'Euros, s'est lancée il y a un peu moins d'un mois (dans la dernière newsletter, on parlait de 100K téléchargements annoncés) et propose également d'écouter du contenu payant (produit par eux ou en co-production) ou gratuit.
Ce contenu gratuit est ajouté avec l'accord du créateur. Il est même souvent rémunéré pour un droit d'usage temporaire. Alors Sybel impose de changer l'identité visuelle du podcast, passant d'un logo carré (convention du podcast imposée par Apple) à un format rectangulaire, héberge les fichiers sur ses propres serveurs (ce qui retire la vision des statistiques au créateur depuis son serveur), mais il y a un accord entre l’entreprise et le créateur. Seule exception recensée fin 2018 à ce fonctionnement, les fictions du studio TJP qui ont décrit leur histoire ICI.
Est-ce que Sybel a généré une levée de boucliers de la part des créateurs ? Non. A-t-elle le même modèle économique que Majelan ? Oui. Donc il était possible de faire un lancement respectueux de l’avis et du travail des créateurs.
Si un créateur ne veut pas figurer sur l'application, il n'a qu'à demander son retrait ? Pas si simple
Aujourd'hui (6 juin 2019), les podcasts ayant demandé leur retrait (ICI) comme ceux de Radio France, Kamui (After Hate, Super Cine Battle...), BadGeek, Disruption Protestante sont toujours disponibles depuis l'application. Le processus de retrait n'est pas fonctionnel pour le moment. On peut espérer qu'une automatisation de ce dernier soit rapidement possible.
Alors pourquoi ces applications récupèrent autant de podcasts gratuits alors que leur modèle économique est basé sur la vente d'abonnements pour du contenu payant ?
Deuxième élément pour justifier la présence de tous ces podcasts au sein de l'application : les données de lecture. Majelan ayant investi de l'argent dans ses algorithmes de curation, il a besoin de connaître les habitudes d’écoute des personnes qui consomment des podcasts : le taux de complétion, quel podcast B est écouté après le podcast A, quelle catégorie est la plus souvent écoutée par des femmes entre 30 et 45 ans... Ces données aujourd'hui, seules iTunes les fournit, car elles ne peuvent être récupérées que par les lecteurs de podcasts. Les hébergeurs ne les connaissent pas. Et pour les personnes qui veulent vendre de la publicité et qui reproduisent ce qui se fait sur Youtube ou sur le web en général, ces données sont une mine d'or. Donc être sur Majelan, pour un créateur, c'est accepter de fournir les données de ses auditeurs.
Dernier point, le plus obscur et le plus problématique : les playlists recommandées. Imaginez une playlist basée sur les sujets autour du féminisme avec un épisode de La Poudre, un autre des Couilles sur Table, on ajoute un épisode du Podcast à soi et un de la Menstruelle. Puis au milieu de cette playlist, un épisode sur le féminisme mais d'un podcast avec des idées aux antipodes des combats menés par le féminisme. Pourquoi se retrouvait-il ici ? Parce qu'il a payé pour.
L'autre source de revenus de Majelan, non publiée mais divulguée lors de l'entretien télé de Mathieu Gallet est le placement au sein des playlists (ICI à 5'40), la mise en avant des contenus. J'ai pris un exemple extrême mais qui est tout à fait possible. Dans ce cas, est-ce que les podcasts précédemment cités seraient d'accord pour figurer dans cette playlist ? Seraient-ils rémunérés pour cela ? Rien n’est précisé pour le moment.
Au final, si je suis créateur de contenu, je fais quoi ?
Si vous n'êtes pas d'accord avec les points énumérés ci-dessus, alors il est préférable de demander votre retrait. Et pour aller plus loin, je vous conseillerais même de vous doter de CGU à publier sur votre site, pour éviter que la prochaine application de podcasts utilise l'opt-out sans vous demander votre avis. Radio France vient de citer les siennes pour faire retirer ses contenus de l'application (ICI). Il n'y a jamais eu décision de justice sur un tel cas car cela est nouveau pour le paysage podcastique francophone. Mais il pourrait arriver très vite si la dispute entre Majelan et Radio France se transformait en combat personnel.